Je suis un Nimal apolitique
Soi-même, on est toujours, cependant, surpris de ce qu’on semble être. Ainsi de moi, oh combien ! Je vais tenter ici de retracer le parcours étrange qui nous mène à ce jour, jour qui voit la consécration d’un processus immémorial, mais qui s’est précipité dans les quelques années de ma vie. Je parlerai donc de la seule chose que je connaisse un peu, cette vie, qui ne m’appartient pas, et dont je ne discerne ni l’origine ni le terme.
Mais trêve de grandes généralités métaphysiques (je vous préviens : j’adore !) et passons aux détails, qui intéressent les grands esprits, du fait que c’est là que s’exprime l’essence singulière. Or, j’en suis une, qui porte la forme entière de l’humaine condition, et qui, néanmoins, est statistiquement unique. Du moins si on reste dans le cadre de la durée et de l’unicité physique de notre univers, car même devant l’Inquisition Espagnole, je n’oserais nier qu’il peut avoir une infinité de doubles, soit dans des dimensions parallèles, soit dans la succession, s’il est cyclique. Soit les deux. Ou encore une variante inconcevable de similarité. Mon cher et unique moi, rien n’interdit a priori qu’il se promène dans n univers et assomme xn lecteurs avec son histoire à dormir debout. Dans aucun de ces univers, direz-vous, ces lecteurs ne sont obligés de lire mes livres (si vous permettez que j’emploie la première personne pour parler des autres exemplaires de moi). C’est ce qu’ils croient ! Mais d’un point de vue plus large, lorsqu’on embrasse de son regard théorique (qu’Aristote me pardonne ce pléonasme) la totalité des univers réels et possibles (sûr, il faut vraiment se mettre sur la pointe des pieds, et écarquiller les paupières psychiques, mais ça vaut la peine), d’un point de vue plus large donc, à quoi ça ressemble, la liberté ? A pas grand-chose, exactement. Vu de l’intérieur de nos petits encéphales, si l’incarnation est topologiquement descriptible, on s’agite, on pèse le pour, le contre, on fait un max de conneries, et parfois on est convaincu que ça aurait pu être pire, hop ! on se croit libre. Mais c’est faux ! ça pouvait pas être pire. Ni meilleur d’ailleurs. Les choses sont telles qu’elles sont. C'est-à-dire inexistantes, strictement déterminées et totalement contingentes.
Il nous faut donc un point où commencer le récit, in medias res. J’étais un petit professeur de banlieue
Je suis un Nimal apolitique. Mais ma destinée est liée à toutes les autres. J’ai ouvert une porte qu’on ne peut refermer. J’ai plongé par inadvertance mon regard dans les labyrinthes de l’avenir. J’ai survécu à plusieurs folies qui menacent l’homme, et l’animal paisible. J’ai rejoint avec une amère résignation le troupeau des humains laborieux. J’ai à présent un gagne-pain respectable et utile à ma société, je vis parmi elle, et mon inhumanité passe en général inaperçue. Je m’exprime de manière à peu près normale, mon comportement est scellé de la neutralité nécessaire, bien que mon âme soit restée coincée dans les sphères supérieures du chaos et de l’extase. Je louvoie sans intention entre les profondeurs noires du monde vrai et les ramifications simplistes de la superficie. Je réponds au nom offert par ma famille et aux injonctions de la biologie. La Révolte est morte en moi, mais je suis de ceux qui portent le germe d’une Révolution immense et inouïe. Une Révélation sans mots, sans Prophète ; je nous ai vus porter le fer et le feu sur les Idoles froides du passé, renverser les tables de la loi, établir le règne incertain de l’Anarchie divine. J’ai découvert mes hérédités futures, et j’ai murmuré les Noms qu’on devrait taire. Mes actions ont touché les rouages les plus lointains d’un monde qui n’est pas le nôtre. Chacun en devine la répercussion erratique, mais détourne ses yeux. J’ai trempé les volutes de mes corps dans les eaux sombres du Styx cérébral, et je dois subir son immortalité étrange. J’ai traversé les volumes inconsistants du songe jusqu’à la plus stable irréalité, et de là, une voix s’aventure dans les méandres de vos langages. Elle est, me semble-t-il, la somme de toutes les interférences ; elle me propulse dans la splendeur s’un anonymat premier. Il suffit d’un cercle qui se démultiplie, s’entrecroise, se compacte, et que ces traces toujours nouvelles sédimentent, —la création n’est guère plus. Ici, et là, là encore, j’ai vu chacun de nous, incrusté dans le mouvement sinueux des spirales, déporté par le tourbillon des tangentes, où le temps n’est qu’un des points de fuite, une composante noyée dans la masse mathématique des êtres. Affranchi des caprices de la logique, mon regard a rejoint la géométrie primitive qui se joue dans les replis infinis de la substance, mon immuable mouvement perpétuel. Nous sommes trompés par sa transparence infinie, la pauvreté d’un vocabulaire voué aux rares vecteurs de notre atavisme. J’allais accuser la conformation de nos corps terriens, possédant si peu de perceptions, comparés au Nain de Saturne ou au Géant de Sirius, mais non : cinq ou six hublots sur l’infini en valent mille, s’ils sont grand ouverts, et si le mental menteur n’y joue la matrone, ou encore ce garde des sceaux hagard, cet ego aigri qui s’égare et refuse de se perdre. S’il savait ! Mais cela non plus ne mérite procès, tout est en ordre, il suffit d’en rejoindre la source indiscernable, cesser de s’enliser dans ce que nous prenons pour la compréhension. Il s’agit d’un courage inconsidéré, une inconscience délibérée, la douce indécision des choses sans débat. Redevenir cette chose abrupte, absurde, que nous sommes. J’ai parlé du futur, mais improprement, car c’est un effet secondaire et trompeur sans importance. Ce que j’ai vu ne porte pas l’indicateur « demain », absent du temple du Temps. Mais l’un des miroirs déformants s’ouvre sur ce large flux, et le détour du devenir a sa place, reflet concret du paradoxe primitif. Et si l’instant est unique, si le passé est le modelage permanent de nos mémoires, l’avenir est un dédale de lignes de forces fractales sans fin. D’où cette impression prenante de liberté, d’où l’angoisse de l’intellect, qui se délecte de la logique anguleuse, du scrupule du savoir. Mais la vision est bien autre chose qu’un savoir — soyons francs, nous ignorons toujours qui est aux commandes. Tout se déroule sans nous. Je veux déployer l’intrication où l’humain s’imagine.
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